XXX Le faiseur
de livres
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Quand vous étiez enfant, quelles sortes de livres y avait-il autour de vous ?
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Dans la bibliothèque de mon père, les étagères croulaient sous les livres. La plupart avaient été imprimés au XIXe siècle sur un merveilleux papier jauni, lourd et épais.
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Khizanat AI-Adab
wa Ghayat AI-Ira 
Texte de
Ibn Hojjat AI-Hamoui
En marge :
les lettres de Badiezzaman
AI-Hamazani
Imprimerie Beaulac,
Le Caire, 1874
(1291 de l'hégire)

Dans ces livres, le texte se trouvait dans un cadre et occupait une surface réduite dans la page, laissant de grandes marges vides. Leurs feuilles étaient libres, non cousues, enfermées
dans une grosse couverture à plusieurs rabats, selon
le procédé de la reliure arabe traditionnelle.

Mais, chez le marchand de journaux du trottoir d'en face, de l'autre côté du tramway on trouvait de livres, des quotidiens, des magazines dont certains étaient étonnants et excitants. Ils regorgeaient de photographies, d'illustrations, de formes et de couleurs. Je me souviens d'un hebdomadaire avec des dessins en rouge et noir en couverture où on tournait en dérision les chefs de gouvernements et les ministres. On représentait tout ce beau monde dans des attitudes et des situations cocasses.



Qu'en était-il des publications pour les enfants ?

À cette époque, les livres de contes et d'histoires destinés aux enfants étaient mièvres. Le monde y était comme figé et pesant. Aussi chaque année nous attendions impatiemment nos livres scolaires parce qu'ils semblaient avoir été conçus spécialement pour nous.

En fait, eux non plus ne correspondaient pas à notre attente et ne provoquaient que le dépit. La plupart des dessinateurs de ces livres étaient des immigrants venus des pays européens pauvres.
Ils dessinaient des personnages qu'ils affublaient de fez et de galabieh, des paysannes qui portaient des jarres d'eau. Les paysages comportaient inévitablement ces palmiers et des felouques naviguant sur le Nil. Tout cela sonnait faux et n'était ni réel ni imaginaire.

Les quelques rares magazines pour enfants - pleins de sermons et de leçons de morale - étaient, eux aussi, affligeants : ou bien ils étaient dessinés et réalisés par des mains autochtones médiocres, ou alors ils reprenaient des illustrations piochées dans de vieux magazines britanniques : des oursons affublés de vêtements humains, des enfants anglais ayant une certaine propension à l'obésité, en costumes et en culottes courtes, portant parfois des cravates. Les filles n'étaient guère mieux loties : on aurait dit de vieilles femmes avec leurs chichis et leurs manières apprêtées. Franchement, j'étais sûr que ces oursons et ces enfants étaient des morts que l'on faisait bouger et parler par une technique secrète et un subterfuge inconnu.



A côté de ces publications pour les enfants qui ne semblaient guère enthousiasmantes, y avait-il autre chose qui suscitait votre intérêt ?

Nous nous sommes réfugiés dans la presse destinée aux adultes. Nous étions subjugués par les photos qui, à l'époque, étaient coloriées manuellement avec une dextérité extraordinaire, une grande imagination et un goût raffiné.

Les pages des "réclames" nous plaisaient également. II y avait d'une part les publicités des marchandises locales : en général, elles étaient dépourvues d'illustrations ou si elles en comportaient c'étaient des dessins de facture primaire. D'autre part, les réclames des grandes marques étrangères qui utilisaient les conceptions et les dessins importés entièrement de l'étranger et se contentaient de traduire les mots européens par des mots arabes. Sur ces réclames-là, les personnages et les marchandises étaient dessinés avec un talent et une aisance qui dépassaient nos capacités orientales. Grâce à l'utilisation de techniques fines, habiles et époustouflantes, les objets prenaient corps et brillaient de mille feux. Cela suscitait en nous admiration et émerveillement, mais provoquait également un peu de frustration et un sentiment d'impuissance.




Farouk Ier
Vous décrivez un univers visuel dont les images sont très marquées par les normes occidentales, y a-t-il d'autres sources, authentiquement égyptiennes, qui ont nourri votre imagination ?

Au milieu de cette pauvreté visuelle et du manque de moyens, nous devions beaucoup chercher pour nourrir notre imaginaire. Nous découvrions parfois des subtilités en observant les arbres et les fleurs, de beaux détails d'architecture dans les maisons des notables ou les agencements du jardin public de la place de la citadelle.

II y avait aussi les voitures du tramway, rutilantes avec leurs grands numéros sur les pancartes multicolores ou les taxis cairotes, avec leur peinture bleu foncé et leurs portières blanches qui ressemblaient à des messieurs habillés de sombre et chaussés de guêtres blanches. Nous aimions aussi les poupées géantes qui annonçaient les spectacles de marionnettes dans des parades bruyantes, ou encore des jouets animés étonnants qui, dès les années cinquante, nous venaient du Japon. Et puis, parmi les rares plaisirs visuels de cette époque, il y avait le drapeau vert du pays, avec son croissant et ses trois étoiles.
Enfin, il y avait Farouk Ier le souverain du pays. Pour moi c'était une agréable grosse poupée. Une poupée, toute en rondeurs, soignée, colorée avec maîtrise et application.












Par quoi remplaciez-vous l'absence dans vos livres et revues de personnages imaginaires dessinés ?


Les timbres-poste ornés de l'effigie du roi étaient merveilleux chacun était d'une couleur différente. Si l'on parvenait à les réunir tous judicieusement, cela donnait un ensemble majestueux et de bon goût. Les billets de banque, eux aussi, étaient fascinants. Ils étaient somptueux tant pour les couleurs que pour les ornements où se mêlait l'islamique et le pharaonique et la complexité de leur composition augmentait avec la valeur du billet.



Outre ces images du quotidien, aviez-vous accès aux images de l'art "classique", à la peinture, à la sculpture ?

Jusqu'à la fin de l'école primaire, personne d'entre nous n'avait jamais vu un tableau ou une exposition de peintures. Les cadres accrochés aux murs de nos maisons contenaient des photos de famille et certains versets calligraphiés du Coran.

Le mot "art" n'avait aucun référent dans le réel que nous connaissions. Nous avions vu dans le magazine mensuel AL HILAL quelques rares photographies de statues de marbre, lisses et subtiles ainsi que des tableaux à l'huile, débordant de maestria, et datant des époques renaissance, baroque et rococo. Nous leur trouvions une certaine froideur et une trivialité qui nous offusquait et nous effrayait un peu : elles n'ont touché le coeur d'aucun d'entre nous, ni de près ni de loin.
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Billet d'une livre
égyptienne
 et emballage
Quelles sont les images qui vous intéressaient et dans lesquelles s'est formé votre goût ?

Les objets ordinaires que nous voyions et manipulions tous les jours nous touchaient, attiraient notre oeil et notre intérêt à cette époque. Ils occupaient une place importante dans nos préoccupations et: sont toujours gravés dans ma mémoire.

C'étaient les paquets de cigarettes ou de biscuits, les boîtes d'allumettes, de bonbons, les emballages des paquets de thé, les dessins sur les paquets bleus de lessive, les étiquettes collées sur le papier des savonnettes, le portrait de monsieur Gillette avec sa formidable moustache sur l'enveloppe des lames à raser, les boîtes de poudre talc, l'étiquette des bouteilles d'huile de la société égyptienne du sel et sodium, représentant un sphinx gréco-romain bedonnant, les nymphes portant ces fleurs multicolores sur les flacons d'eau de Cologne, les disques de papiers brillant sur les bobines en bois de fil à coudre, imprimés en rouge, vert,
jaune et noir, les petites étiquettes des bouteilles d'encre, la fine écriture dorée entrecoupée de dessins en miniature, sur les crayons de bois...
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La boutique de l'épicier chic, de l'autre côté du tramway, dans le quartier bourgeois du Caire, était bien sûr la plus riche en images : cacao, chocolat anglais, corned-beef, maquereau,
anchois, moutarde, pudding, et aussi des confitures d'importation faites de fruits dont nous ne connaissions pas tous les noms.
Nous étions également subjugués par des marques qui étaient encore rares mais si excitantes : COCA COLA, PEPSI COLA, SHELL, NESTLÉ, MICHELIN ....

Autour de nous, d'autres représentations avaient également une forte influence, par exemple les plaques bleu indigo portant, calligraphiés en blanc, les noms des rues, boulevards et ruelles. II y avait aussi dans toutes les villes et villages du pays, les noms des gares de chemin de fer ou encore les enseignes des boutiques. Celles-ci se trouvaient sur les façades des commerces, toujours calligraphiées avec la technique de lit peinture sur verre, en caractères arabes traditionnels, dorés et argentés sur un fond noir parfaitement uni : c'était de toute beauté.
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Comment vous est venu le désir de créer vous-même des images ?
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Couverture d'Ali Baba
par Bikar, 1946
Dès 1952, le dessinateur BIKAR avec la publication de l'hebdomadaire SINDIBAD, édité par DAR AL MAARIF, a provoqué en moi une grande émotion. C'était là un signe, comme une promesse, que l'avenir existait à notre portée et qu'il serait différent. Peu de temps après, nous avons fait connaissance avec les autres travaux de BIKAR surtout ses dessins fabuleux, à la beauté inédite illustrant des oeuvres littéraires et des recueils de poésie arabe contemporaine. La conception et l'illustration de la couverture du livre Ali Baba, écrit par KAMEL KILANI, reste un jalon important parmi les productions caractérisant les années quarante et cinquante, et qui a marqué durablement la conscience de chaque enfant.
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Dessin de
Saul Steinberg,
1952
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Illustration
d'Hassan Fouad
pour un recueil de nouvelles,
1958
D'autres chocs ont suivi, nous avons connu les bouquinistes d'Al Azbakieh qui vendaient des revues et des livres arabes et étrangers. Là, nous avons fait connaissance avec des magazines étrangers comme les anglais LILLIPUT et MEN ONLY et le magazine français CONSTELLATION. Dans ces publications il y avait des dessinateurs talentueux SAUL STEINBERG, ANDRÉ FRANÇOIS, JEAN EFFEL, RONALD SEARLE, SINÉ et bien d'autres.

Peu d'années après, nous avons rencontré JIRI TRNKA, JOSEF LADA et d'autres tchèques ainsi que l'art de l'affiche et celui de la conception graphique polonaise. Ces univers nous ont ouvert des horizons que nous n'aurions jamais soupçonnés.

Au milieu des années cinquante, nous avons éprouvé d'autres émotions : elles provenaient de grands dessinateurs et concepteurs de livres et de journaux égyptiens avec, à leur tête, HASSAN FOUAD et ABOU AL ENIN. Ceux-là ont suscité en nous un goût différent et une sensibilité nouvelle : ce qui était de mise avant eux semblait appartenir à un passé révolu. Avec cette équipe de nouveaux dessinateurs et concepteurs est apparu un nouveau groupe de poètes, nouvellistes, écrivains et journalistes qui eux aussi annonçaient l'avenir, que nous avons accueilli avec allégresse et optimisme.

À cette époque, je me suis mis à rêver que ma future profession mêlerait le dessin, la typographie, l'imprimerie, le design, l'écriture de textes, la calligraphie, la reliure, le spectacle, la lecture et tout ce dont on pouvait faire un métier dans ce domaine.
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Illustration de Bikar,
1946
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Couverture de
Sindibad,
1952
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Couverture de
Roz El YOussef,
1947
Quelle possibilité de se former existait en Égypte à cette époque ?

Dans notre pays, en 1957, il n'existait pas d'instituts pour préparer à ce métier pluridisciplinaire. J'avais à ma disposition l'école supérieure des beaux-arts dont BIKAR présidait l'un des départements. Cet artiste peignait des toiles dans lesquelles se révélait sa maîtrise de l'académisme occidental et nous apprenait à faire de même.
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Mais moi, je voulais essentiellement apprendre comment dessiner des couvertures de livres et illustrer des magazines ou des ouvrages pour enfants. J'ai donc beaucoup étudié et travaillé par moi-même pour atteindre cet objectif. J'ai publié des livres et des revues pour les enfants dont je réalisais les textes et les illustrations, y compris pour SINDIBAD -j'ai fait des caricatures politiques pour ROZ EL YOUSSEF, la fameuse revue en noir et rouge de mon enfance.
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J'ai appris également, avec un plaisir immense, le métier de la conception graphique dans le domaine de l'édition et de la presse : j'ai conçu des livres et leurs couvertures pour les adultes. J'aime beaucoup mon métier, ou plutôt mes métiers et j'aime le titre qu'ils m'ont permis d'avoir et que je pense mériter : faiseur de livres.
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Qu'est-ce qui vous guide quand vous concevez un livre ?
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L'expérience de l'enfant que je fus et ses souvenirs sont les plus importants guides que je suive dans mon travail. J'essaie de rendre heureux cet enfant et de répondre à ce qu'il désirait comme petits bonheurs et petites joies. Mon souhait est de donner aux jeunes de notre époque des oeuvres pour toucher leurs coeurs, aiguiser leur imagination et mettre de la couleur dans leur vie.

Je veux leur offrir des souvenirs de gaieté et leur épargner la morosité qui a gâché tant de jours de notre enfance. Je suis en effet persuadé que ce qui peuple la vie quotidienne de l'enfant contribue à sa formation affective et intellectuelle. Je dois avouer que je ne peux m'empêcher de truffer mes oeuvres de ce qui pourrait inciter les enfants à choisir le métier que j'ai moi-même adopté. Je m'appuie sur le présent comme source d'inspiration, mais je tiens à préserver le lien avec le passé en y puisant son essence authentique.
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Quels sont les rapports entre tradition et création dans votre travail ?
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J'ai passé ma vie et réalisé la plupart de mes oeuvres dans la ville du Caire, ville dont je suis le premier de ma famille (qui venait de la campagne) à être devenu citoyen. Pour un enfant comme moi, avec un tel handicap, il fallait faire un énorme effort pour conquérir la qualité de citoyen de cette capitale cosmopolite. II fallait rattraper la "modernité" représentée par le seul occident européen et américain.

Pour ceux qui ont choisi des professions comme celles que j'exerce c'était plus difficile encore du fait que nos études aux beaux-arts obéissaient à l'académisme occidental qui ignore largement notre propre culture. Dans mon enfance, nous considérions trop souvent la calligraphie comme un art dépassé. II est regrettable que nous ne lui ayons pas accordé un plus grand intérêt et que nous ne l'ayons pas regardée comme un art capable de nous émouvoir.
II nous a fallu attendre l'âge adulte pour découvrir ce trésor de beauté. Nous avons renoué avec nos origines : nous les avions gardé en mémoire, mais enfouies dans les couches les plus profondes.

La plupart d'entre nous vivent une difficile mais féconde dualité, d'un côté les réalisations techniques et intellectuelles de la modernité occidentale, de l'autre les racines, l'origine, l'histoire et l'âme spécifique. Cela nous a permis d'exhumer bien des richesses : la calligraphie, la façon des livres anciens, les illustrations des manuscrits arabes, le dessin populaire, l'art de l'Égypte ancienne, l'art copte puis l'art arabo-musulman.

Nous n'avons pas pu nous approprier toutes ces formes culturelles lorsque nous étions enfants. Pourvu qu'il nous reste assez à vivre pour rattraper le temps perdu et bâtir des liens avec cette histoire dont nous nous sommes trop éloignés.
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Propos recueillis par Dominique Deschamps
Traduction : Djamal si-Larbi
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